Environnement Lançonnais

Perturbateurs endocriniens : comment l’industrie a saboté la réglementation européenne

mardi 4 mars 2014 par Alain KALT (retranscription)

Le 26 février 2014 par Marine Jobert

Jean-Louis Roumégas, député écologiste. DR

C’est à une bataille d’influence homérique, et pour l’heure payante, que se livre l’industrie des produits chimiques, pour que l’Union européenne n’adopte pas -ou en tout cas, pas trop rapidement- de réglementation sur les perturbateurs endocriniens (PE). C’est ce que décrit le député écologiste français Jean-Louis Roumégas dans un rapport d’information sur la stratégie européenne en matière de PE, ces substances qui, par centaines, agissent sur le système hormonal des humains comme des animaux. Ce rapport vient d’être adopté à l’unanimité par la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale.

Pourtant, la prise de conscience au plan communautaire avait l’air bien lancée quand en 1999 –soit 8 ans seulement après les premières alertes scientifiques sur le sujet- la Commission européenne adopte une communication stratégique ambitieuse, qui combinait études scientifiques, information de la population et action politique. « Depuis, rien n’a été fait », constate Jean-Louis Roumégas. Ou presque[1]. Certes, le critère de puissance (potency) n’a pas été retenu pour définir les PE, et le Parlement européen a adopté en mars 2013 une résolution offensive sur le sujet. Mais le bilan se révèle maigre.

Lobbying à la Commission

C’est que l’essentiel se joue à l’ombre des couloirs bruxellois. « Les lobbies industriels, amenés par leurs intérêts particuliers à rejeter l’idée d’une réglementation plus sévère (…) cherchent d’abord à empêcher toute nouvelle mesure puis, lorsqu’une nouvelle réglementation apparaît inévitable, ils s’efforcent de limiter sa portée et de retarder son adoption », écrit sans fard Jean-Louis Roumégas.

Toxique incertitude

Leur mode d’action ? S’adresser directement « à des fonctionnaires et contractuels des directions générales de la Commission européenne, ainsi qu’[aux] membres de leurs groupes d’experts ». Une offensive rendue d’autant plus nécessaire que les critères pour définir les PE commencent à prendre forme, grâce au travail du professeur en toxicologie humaine Andreas Kortenkamp. A la demande de la direction générale de la santé de la Commission, il a en effet rendu un rapport en décembre 2011 qui clarifie les fondements méthodologiques sur lesquels asseoir une définition. En mai 2013, la déclaration dite de Berlaymont, signée par 89 scientifiques phares dans le domaine, somme la Commission d’être ambitieuse et que « l’incertitude scientifique ne [retarde pas] la mise en place d’une réglementation ». C’est pourtant très exactement ce qui va se produire.

Contre-feu scientifique

A l’été 2013, 18 scientifiques publient un même éditorial dans 14 revues scientifiques différentes. Leur objectif : décrédibiliser la position scientifique de la DG Environnement, basée sur le principe de précaution. 41 scientifiques ripostent et publient une critique des auteurs et de leurs positions, peu ou mal étayées. En apparence technique, cette controverse donne l’occasion de voir à l’œuvre une opération de lobbying d’une part, mais aussi les liens parfois troubles que la science peut entretenir avec le secteur privé. Car, comme le démontre la journaliste Stéphane Horel au terme d’une enquête fouillée sur les conflits d’intérêts, la quasi-totalité des cosignataires du premier éditorial nourrissent des liens forts avec les industries dont leur texte défend les intérêts. Ce « contre-feu bien organisé » débouche sur une réunion de consensus en octobre 2013 à l’initiative de la Commission, et « la controverse se dégonfle ». Officiellement, les deux parties repartent d’accord sur un certain nombre de points (définition des PE, effets de seuil, effets non monotones, essais).

La Commission bat en retraite

Sauf que le poison du doute a fait son œuvre : alors que les critères de définition et une nouvelle stratégie communautaire devaient être publiés en décembre 2013, la Commission annonce le lancement d’une consultation publique pour janvier 2014 (qui devrait durer trois mois et dont la date reste pour l’heure inconnue) et une évaluation d’impact sur le sujet pour mars 2014 (mais qui n’a connu aucun développement pour l’instant), au motif qu’il y aurait « une absence de consensus international sur la pertinence des effets dits à faible dose », dénonce le député européen socialiste Gilles Pargneaux dans un communiqué. Une tactique éculée, selon le député de Montpellier, puisque « le principe des études d’impact a été clairement suscité, naguère, par l’industrie du tabac, avec pour dessein de faire entrer dans les mœurs institutionnelles ce nouvel outil afin de contrecarrer la régulation sanitaire et environnementale ».

Une évaluation purement économique

Cette évaluation des impacts, au passage, n’a aucune visée scientifique : elle doit examiner les conséquences socioéconomiques des différentes options réglementaires envisageables, « c’est-à-dire une démarche contradictoire avec le principe de précaution, qui exige de se conformer aux dangers sanitaires et environnementaux mis en évidence par les travaux scientifiques. L’étude d’impact risque de préconiser l’assujettissement de l’exclusion d’une molécule à la disponibilité, sur le marché, d’une substance active substituable, et donc d’entériner définitivement des impasses techniques sans se donner les moyens de les dépasser », écrit Jean-Louis Roumégas[2].

Industrie 1- Europe 0

En conclusion sur le pan européen du dossier, le député constate avec amertume que « le dossier des PE s’est donc enlisé, au point que rien de concret ne sera acté avant les élections au Parlement européen et le renouvellement de la Commission européenne qui s’en suivra (…) Les lobbies industriels résistants à la réglementation ont donc atteint leur meilleur objectif possible au vu du consensus scientifique récemment acté : reporter l’échéance au-delà d’un scrutin qui, espèrent-ils, verra se renforcer les effectifs des députés eurosceptiques, opposés par principe aux réglementations communautaires contraignantes ».

La France en panne

L’espoir pourrait-il venir de la France, pays pionnier ? C’est elle qui a interdit le bisphénol A (BPA) dans les biberons en 2011, qui a voté l’étiquetage obligatoire en 2015 pour les contenants alimentaires constitués de ce même BPA et qui a, de façon inédite dans l’espace européen, lancé en février 2013 une stratégie nationale sur les perturbateurs endocrinien (SNPE). En résumé, la réponse est… non.

Une SNPE paralysée

Même si l’agence sanitaire hexagonale se montre volontariste sur le sujet –avec notamment un rapport publié en avril 2013 sur les substituts au BPA- la volonté politique d’avancer sur ce dossier de santé publique semble à l’arrêt. En témoigne la réaction des associations parties prenantes à la SNPE, qui lançaient en juin 2013 un appel critique intitulé « Perturbateurs endocriniens : le temps de l’action ». Depuis plus de 6 mois, rien ne s’est passé : Jean-Louis Roumégas s’étonne d’ailleurs « de l’enlisement en cours [de la SNPE] dans les méandres des arbitrages interministériels. Je crains que cette phase d’arbitrage n’expurge le rapport des élément les plus exigeants ». C’est d’ailleurs un secret de Polichinelle : quand l’hôtel de Roquelaure pousse pour l’adoption de mesures concrètes, le ministère de la santé est décrit comme « fossilisé » dans des approches inadaptées au changement de paradigme qu’imposent les PE. « Ils les considèrent comme un supplément d’âme, sans en faire un axe principal de politique de santé publique », déplore Jean-Louis Roumégas.

Leadership en berne

Pas étonnant, dans ce contexte, que la France « ne [tienne] pas son rôle dans les négociations européennes », comme il est écrit dans le rapport, puisque c’est le ministère de Marisol Touraine qui est compétent pour siéger au Conseil européen ad hoc. « La France attend que la Commission fasse des propositions au lieu d’être elle-même moteur », confirme Danielle Auroi, la présidente de la commission des affaires européennes de l’Assemblée. Pas certain, dans ces conditions, que l’appel lancé par le réseau Environnement-Santé soit suivi d’effets. Le réseau souhaite en effet que la France « [intervienne de toute urgence pour que les blocages résultant de l’action de lobbying des groupes de pression industriels soient levés au plus vite et qu’une définition protectrice des PE soit enfin prise dans l’Union ».

Recommandations

Le sénateur de l’Hérault achève son rapport sur plusieurs recommandations. Il enjoint la Commission de publier « sans délai » une nouvelle communication stratégique d’ensemble et une définition unique des PE, « fondée sur le critère de danger intrinsèque, incluant substances avérées et substances suspectées, afin d’en faire une classe distincte des autres produits chimiques toxiques ». Dans l’attente de l’interdiction absolue d’un perturbateur endocrinien avéré ou suspecté, sa présence dans tout produit, article ou emballage « doit être précisée dans un avertissement sanitaire bien visible sur l’étiquette, mettant particulièrement en garde les publics sensibles », en parallèle d’une information de la population et du renforcement de la recherche scientifique. Il invite également la Commission, le Parlement européen et les Etats à développer des instruments de responsabilité élargie des producteurs et utilisateurs de PE, « afin de pénaliser la poursuite de leur usage, d’inciter à l’innovation et de financer des efforts collectifs de recherche et de développement en éco-conception ». Enfin, il enjoint les représentations nationales des 28 à se saisir du dossier.


[1] Quatre rapports d’évaluation ont bien été réalisés, une liste prioritaire de substances a été édictée et des programmes de recherche sont en cours.

[2] Qui consacre par ailleurs une partie de son rapport aux avantages compétitifs qu’engendrerait une réglementation stricte.

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